Attentats en Turquie : le gouvernement cherche à « instrumentaliser l’opinion publique »


Mardi 11 janvier au matin, un kamikaze se faisait exploser dans le quartier de Sultanhamet, à Istanbul, tuant dix personnes et en blessant 15 autres. Le jour même, alors que le bilan des victimes n’était pas encore confirmé, les autorités turques affirmaient déjà avoir identifié le kamikaze, évoquant un ressortissant syrien et désignant l’organisation Etat islamique (EI). Dorothée Schmid, chercheuse et directrice du programme Turquie contemporaine à l’Institut français des relations internationales (IFRI), analyse la façon dont le gouvernement turc « gère » cette crise.
Quelques heures après l’attentat, les autorités turques ont annoncé l’identification du kamikaze, auteur de l’attentat-suicide à Istanbul. Comment expliquez-vous cette célérité dans la communication et une telle attribution vous semble-t-elle crédible ?
Oui, elle me paraît crédible. Mais c’est frappant que ce soient les autorités qui attribuent la responsabilité de l’attentat à l’EI, avant toute revendication. Cette rapidité s’explique par la volonté de contrôler l’information qui obsède le président Recep Tayyip Erdogan, qui veut imposer sa propre vision du monde.
Le gouvernement turc a encore une fois fonctionné à l’envers de ce qu’aurait fait un gouvernement européen ou américain. Par exemple, si on compare avec la tuerie de San Bernardino aux Etats-Unis, les médias, libres, se sont alors retenus de commenter pour ne pas attiser les tensions et le gouvernement a pris plusieurs jours avant d’annoncer un lien avec les mouvements islamistes, dans un effort pour minimiser l’impact de la stratégie de la terreur.
En Turquie, sous prétexte de prendre la main, les autorités ont déclaré très vite que c’était un Syrien – ce qui jette la suspicion sur l’ensemble des deux millions de Syriens qui vivent en Turquie – et en attribuant la responsabilité de l’attentat à l’EI, elles accentuent la tension et pourraient générer une panique. En bref, Erdogan fait presque le travail de Daech [acronyme arabe de l’EI] à la place de Daech.
Depuis 2011, Ankara mène une politique de frontière ouverte avec la Syrie mais la question sécuritaire a été totalement sous-estimée jusque-là. Le pays se trouve donc maintenant dans une phase expérimentale de mise en place d’un processus de surveillance de Daech.
Entre les combattants arabes et étrangers installés de longue date dans le pays, considéré comme une véritable base arrière de l’organisation, les turcs radicalisés ralliés à l’EI, et les nouveaux réfugiés qui passent la frontière – comme le jeune homme qui aurait commis l’attentat-suicide –, les personnes à surveiller sont nombreuses.
En communiquant comme il le fait, que cherche le gouvernement turc ?
Il y a clairement une volonté de « story telling » de la part du gouvernement, mais celui-ci ne va pas au bout du scénario, parce qu’après les premières déclarations, il ne va pas ajouter des détails de l’enquête, qui n’ont pas été vérifiés ou qui pourraient les remettre en cause.
Finalement, il s’agit surtout d’empêcher qu’on en parle. Il y a en tout cas clairement une méthodologie de la communication autour des attentats pour instrumentaliser l’opinion publique. Mais ils n’ont pas encore trouvé vraiment la recette.
Après l’attentat d’Ankara en octobre, on s’est quand même aperçu des lacunes énormes du dispositif policier. Le gouvernement n’a pas la situation en mains.
Que pensez-vous du contrôle de l’information qui s’opère dans les médias turcs, le gouvernement ayant, immédiatement après l’attentat, imposé le silence, « au nom de la sécurité nationale » ?
Une chappe de plomb s’est installée en un an sur tout le pays : la presse est totalement muselée et les réseaux sociaux sont fréquemment bloqués.
A lire : une tribune de Can Dündar, rédacteur en chef d’un grand quotidien turc, qui raconte la difficulté d'être journaliste en Turquie aujourd'hui
Lors d’accidents graves ou d’attentats, le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir a tendance depuis plusieurs années à se transformer en boîte noire. Il est incapable de communication de crise rassurante.
On dirait qu’aujourd’hui cette logique s’est encore étendue et que si M. Erdogan ne parle pas, personne n’est autorisé à s’exprimer. Mais, en l’absence de scénario cohérent, aucun débat public mature n’est possible et toutes les interprétations complotistes délirantes prospèrent.
Quelles conséquences cet attentat peut-il avoir sur le plan politique ?
J’ai été frappée par la déclaration du premier ministre, Ahmet Davutolgu, mardi, qui assurait qu’il ne reculerait devant rien pour lutter contre le terrorisme. Je ne vois pourtant pas de nouveaux outils qui pourraient être utilisés alors que même si le pays n’est pas dans une situation légale d’Etat d’urgence, il est déjà dans un état de non droit de fait.
Les Occidentaux, qui ont besoin de la Turquie pour des raisons diplomatiques, respectent encore le devoir de solidarité, cependant on ne peut pas dire que tout va bien. Je trouve le ministre allemand des affaires étrangères, Thomas de Maizière, irresponsable quand il assure que la Turquie n’est pas un pays dangereux. Les touristes doivent savoir qu’il y a des tensions et qu’ils prennent des risques en y allant.
Les Occidentaux commencent à comprendre que la Turquie est beaucoup plus fragile qu’on ne l’imaginait. Il existe un vrai problème de stabilité, à défaut d’une gouvernance efficace et, pour l’instant, on laisse glisser la situation vers le pire.
Après la série d’attentats revendiqués par l’EI en Tunisie et en Egypte, peut-être que ce premier attentat dans un lieu touristique en Turquie, attribué à l’organisation, pourrait engendrer un tournant et la Turquie pourrait finalement passer dans le camp des ennemis de Daech.
Jusqu’à maintenant, même si elle avait rejoint officiellement la coalition internationale anti-EI à l’été 2015, il existait une forme d’arrangement implicite.


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